Référence:
DAUNAY B. et FLUCKIGER C. (2018), Ecriture et numérique : pourquoi et comment parler de littéracie numérique ?, Recherches, n°69, p. 71-86
Lien vers le site de la revue: http://www.revue-recherches.fr/
Introduction de l'article:
Il est plusieurs manières de parler du numérique et de ses
usages par les jeunes. La première – la plus courante – consiste à raconter
n’importe quoi. C’est le cas de certains discours (publics, médiatiques, mais
aussi scientifiques) qui s’appuient sur la métaphore populaire des digital natives¸ dont l’origine se trouve dans un article de 2001
du journaliste Marc Prensky. La popularité de cet article est telle que, selon
le site Google Scholar, au moment où nous écrivons ce texte, il a été cité plus
de 20 000 fois dans des écrits (surtout académiques) recensés par ce
moteur de recherche[1]. Que l’article de
Prensky soit un article d’opinion, ne contenant strictement aucune donnée
empirique, devrait déjà conduire à invalider le recours aveugle à des
catégories de pensée toutes faites (les natifs numériques vs les immigrants). Mais surtout, que cet article déjà ancien
(2001) ait été écrit avant la diffusion des outils les plus courants (Google
n’a été inventé qu’en 1998, Wikipedia en 2001, Firefox et Facebook en 2004,
Youtube en 2005 et Twitter en 2006) devrait alerter sur la validité d’une
notion qui ne peut à l’évidence pas rendre compte des usages actuels des
jeunes, qui seraient de fait eux aussi des « immigrés » dans un monde
numérique nouveau.
Devrait enfin conduire à nuancer le propos le fait que la recherche a produit des résultats solides, nombreux et convergents montrant des différenciations importantes au sein de cette génération. Octobre (2014) montre par exemple une diversité des cultures juvéniles et un net clivage dans les choix de médias. Gire et Granjon (2012) avaient quant à eux établi une typologie des jeunes, distinguant cinq profils allant de ceux les plus investis dans la télévision et les nouveaux écrans (les « screenagers ») au groupe plus marginal des « No-TV », gros consommateurs d’Internet et de musique mais ne consommant pas de télévision.
Devrait enfin conduire à nuancer le propos le fait que la recherche a produit des résultats solides, nombreux et convergents montrant des différenciations importantes au sein de cette génération. Octobre (2014) montre par exemple une diversité des cultures juvéniles et un net clivage dans les choix de médias. Gire et Granjon (2012) avaient quant à eux établi une typologie des jeunes, distinguant cinq profils allant de ceux les plus investis dans la télévision et les nouveaux écrans (les « screenagers ») au groupe plus marginal des « No-TV », gros consommateurs d’Internet et de musique mais ne consommant pas de télévision.
La popularité de l’article de Prensky masque en réalité
qu’au-delà de la métaphore qui a marqué les esprits, existe une manière de poser la question des jeunes
et de leurs usages. On la retrouve lorsque Michel Serres (2012) évoque les
« petites poucettes », dans un conte merveilleux qui imagine, dans un
déni de toute contrainte socio-politico-économique, de nouvelles générations
générées par les nouvelles technologies numériques, libérées d’une école dont
la mission de transmission des savoirs deviendrait inutile au regard de leur
mise à disposition sur le Net[2]…
Tous ces discours véhiculent l’idée que les technologies
sont à l’origine d’un changement de nature de la société, devenue – mais en fait depuis longtemps… – une « société de
l’information » (voir à ce propos Millerand, 1998, p. 5). À cette manière
déterministe d’envisager les usages des jeunes, il est possible d’opposer
d’autres traditions et courants de recherche, qui ont préféré à la question
surplombante de la diffusion des
technologies celle, plus anthropocentrée, de leur appropriation par les acteurs. Ces recherches visent à comprendre
les effets des usages des technologies, effets individuels et collectifs,
cognitifs et symboliques.
De ce point de vue, les travaux sur la littéracie[3], dans les courants
ouverts par Jack Goody (notamment 1977/1979) et par Brian Street (par exemple 1984),
offrent un point d’appui, en ce qu’ils proposent à la fois un mode de
questionnement, des outils conceptuels et des approches méthodologiques. Cet
article entend donc discuter des apports possibles et des limites des approches
littéraciques pour le numérique, en particulier pour le numérique en éducation.
Pour cela, nous soulignerons (première partie) les liens (de plus ou moins
grande proximité) entre les phénomènes d’écriture et d’usages du numérique,
avant de montrer (deuxième partie) en quoi les manières de poser la question et
les débats au sein des études en littéracie éclairent celles sur le
numérique ; cela nous amènera à identifier les variations contextuelles
des littéracies numériques, au-delà d’une vision essentialiste de la littéracie (troisième partie) et à
concevoir la littéracie numérique comme instrumentation, les outils numériques instrumentant
et (donc) modifiant notre manière d’être au monde (quatrième partie). Nous
conclurons en montrant en quoi cette réflexion sur la littéracie numérique
explique l’importance que prend le numérique dans un contexte didactique
d’enseignement et d’apprentissage de l’écriture et de la lecture.
[1]. 21 303 fois le 8 aout 2018 :
https://scholar.google.com/scholar_lookup?hl=en&publication_year=2001&pages=1-6&issue=5&author=Marc+Prensky&title=Digital+Natives,+Digital+Immigrants+Part+1
[2]. Pour une critique de cet ouvrage, du point
de vue de l’école, cf. Gautier (2013).
[3]. Le présent article, on le verra, présente et
discute l’intérêt de cette notion, qui fait l’objet d’approches diverses :
c’est la raison pour laquelle nous ne donnons pas de définition liminaire. Nous
adoptons (y compris dans les citations) l’orthographe littéracie, par commodité, à la suite des choix faits dans notre
équipe de recherche (voir Delcambre, Lahanier-Reuter, 2012). Pour une réflexion
approfondie sur les variations orthographiques de ce mot en français, voir
Jaffré (2004, p. 26-28).