Fluckiger Cédric, (2009), Inégalités sociales et premiers signes de différenciation des usages à l'adolescence, GRANJON F., LELONG B. et METZGER J.L., Inégalités numériques. Clivages sociaux et modes d'appropriation des TIC, Hermès-Lavoisier, p. 223-250
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Lecture critique de l'ouvrage par Daniel Peraya, sans Distances & Savoirs
Extrait (introduction):
"Bien que l’ordinateur et Internet se soient largement diffusés dans la société française, les usages informatiques restent marqués par un très fort effet générationnel [Gire, Pasquier et Granjon, 2008 ; Donnat et Lévy, 2007]. Les jeunes, en particulier, présentent un profil spécifique de par l’importance de leur adhésion à un univers culturel, médiatique et relationnel, marqué par la diffusion des TIC [Pasquier, 2005 ; Metton, 2006]. Les usages déclarés des adolescents semblent d’une étonnante homogénéité, à tel point que l’utilisation du langage SMS ou d’outils comme la messagerie instantanée et les Skyblogs font désormais partie intégrante d’une culture juvénile commune. L’âge est à ce point clivant dans les pratiques que l’on en vient à oublier les différenciations à l’œuvre au sein même de cette classe d’âge.
Des différences existent pourtant. Elles reflètent les différences d’âge, de genre et de milieu social. Les usages évoluent avec l’âge et le processus d’individualisation des ordinateurs [Martin, 2004, 2008]. Dans ce sens, [Pasquier, 2005] montre en quoi la diminution de l’usage des chats au cours de l’adolescence est liée à un moindre intérêt de l’extension de son réseau relationnel avec l’évolution des formes de sociabilité adolescentes. Plusieurs études mettent de même en évidence certaines différences dans les usages entre les filles et les garçons. Très marquées en ce qui concerne le téléchargement de contenu musical ou vidéo (les garçons téléchargeant deux fois plus que les filles selon [Mediappro, 2006]) ou les jeux vidéos (qui permettent, selon [Pasquier, 2005], le développement d’une sociabilité masculine à travers les échanges de jeux ou de conseils), les différences de genre sont en revanche peu importantes pour les pratiques de communication . [Alibert, Bigot et Foucaud, 2005] montrent l’existence de disparités dans les usages en fonction de l’origine sociale, les pratiques liées au divertissement concernant surtout les jeunes et les milieux populaires, le travail à la maison surtout les étudiants et les cadres. Selon [Pasquier, 2005], 92% des lycéens d’origine favorisée possèdent un ordinateur, contre 83% de ceux d’origine populaire. Les usages déclarés apparaissent davantage marqués par l’origine sociale : si, parmi les adolescents qui possèdent un ordinateur, on n’observe pas de différence significative dans la fréquence et la temporalité des usages, les jeunes d’origine populaire sont en revanche plus nombreux à échanger des jeux vidéo ou à pratiquer le chat [Pasquier, 2005].
Le point crucial ne réside pas tant dans ces différences en elles-mêmes que dans ce qu’elles révèlent des inégalités futures : ces futurs adultes auront, de fait, des usages différenciés, qui renvoient (c'est-à-dire reflètent ou génèrent), pour une part tout au moins, à des inégalités sociales. En quoi ces différences futures sont-elles déjà visibles dans les usages et les discours des jeunes actuels, malgré leur proximité apparente ? En particulier, comment se construisent ces différences pour des adolescents dont les identités sociales sont produites dans des univers de socialisation multiples, la famille, le groupe de pairs, l’école [Lahire, 2004] ? Cette évolution différenciée et inégalitaire a à voir avec la manière dont les technologies s’insèrent dans les pratiques culturelles et communicationnelles des jeunes au sein du groupe de pairs, mais aussi dans l’espace familial et, dans une moindre mesure, à l’école. Ce sont dans ces espaces sociaux que les jeunes issus de milieux sociaux différents doivent en effet conquérir leur autonomie et individualiser leurs usages. A cet égard, les années de collège, période de rapides transformations des formes de sociabilité [Pasquier, 2005] et de définition de soi [De Singly, 2006], semblent être un moment charnière dans le processus de construction des usages et des compétences informatiques, les pratiques personnelles tendant à s’autonomiser face aux prescriptions et utilisations parentales.
Notre argumentation articulera plusieurs moments. Avant même d’examiner en quoi les inégalités sociales génèrent des différenciations dans les usages, nous devons lever deux ambiguïtés. La première concerne l’importance de l’apprentissage intra-générationnel, qui pourrait conduire à penser que, puisque l’on apprend surtout avec les pairs, la culture numérique juvénile ne peut être qu’homogène. Nous montrerons, d’une part, que, même au sein des réseaux de pairs, des différences surgissent et, d’autre part, nous soulignerons le caractère limité des apprentissages intra-générationnels, qui, par conséquent, laissent une place aux apprentissages familiaux et scolaires, et donc à une différenciation liée au milieu socioculturel des adolescents. Le second point que nous discuterons concerne justement cette appropriation familiale, dont nous montrerons qu’on ne peut la réduire à une simple transmission culturelle, mais qu’elle se joue sur un mode complexe qui renvoie aux étapes du processus d’autonomisation des adolescents. Dans un deuxième temps, nous montrerons de quelle manière les inégalités sociales peuvent engendrer des différenciations, et comment celles-ci sont perceptibles dans les autres univers, l’école et le groupe de pairs."